Notre cerveau est fait pour évaluer la réalité. Il n’y a pas à s’en plaindre : si nous ne disposions pas de cette capacité, nous serions incapables de réaliser les multiples choix que nous avons à faire à longueur de journée et de prendre des décisions. Par exemple, il nous serait même impossible de traverser une rue : y a-t-il des voitures en mouvement et sont-elles rapides ou lentes ? Arrivent-elles de mon côté de la rue ? Ai-je le temps de traverser ou pas ? Le feu ou le contexte m’autorise-t-il à passer ?

Pour évaluer la réalité, notre cerveau utilise bien sûr un certain niveau d’expertise que nous améliorons en principe avec l’expérience. Il utilise aussi nos capacités physiologiques : nos 5 sens, la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher, qui doivent être en bon état de fonctionnement, ainsi que notre fluidité de raisonnement et notre capacité à tirer des conclusions (notre intelligence), fluidité et capacité qui peuvent se développer aussi avec l’éducation et l’expérience de vie.

S’il ne s’agissait que d’aligner 2 et 2, il n’y aurait pas de problème car tout le monde tirerait les mêmes conclusions (évaluerait de la même manière). Seulement le cerveau utilise aussi d’autres caractéristiques de notre mode de fonctionnement : nos émotions et notre tempérament, ainsi que cette partie de notre expérience liée aux ressentis notamment dans le domaine relationnel. C’est cette différence d’appréhension du monde liée aux ressentis, variables d’un individu à l’autre, qui est à la base des conflits relationnels.

« D’une façon plus générale, ce sont nos perceptions de la réalité, forcément limitées par nos sens, notre manière de ressentir les choses, qui induisent les difficultés dans nos relations à autrui et nos façons de communiquer ». Paul Watzlawick, Faites-vous même votre malheur, Ed. du Seuil.

Pour éviter les tensions et résoudre les conflits, il est par conséquent indispensable d’apprendre à observer sans juger.

Observer sans juger est un exercice qui peut sembler contre-intuitif et ardu au début car, à part les métiers pour lesquels cette approche fait partie des compétences de base (métiers scientifiques ou juridiques, par exemple), il n’est pas du tout dans nos habitudes de laisser de côté le jugement. On peut même dire que porter un jugement, positif ou négatif, est notre réflexe quasi systématique. D’ailleurs, la société nous y pousse largement et de plus en plus, avec la pratique qui s’est répandue de l’évaluation systématique de toutes nos expériences, via des notes et des likes .

En règle générale, à part dans certains métiers donc, on ne nous apprend pas à avoir une approche objective de la réalité. On nous apprend au contraire, durant toute notre scolarité notamment, à être sans arrêt jugé par autrui et à trouver cela normal, même si les critères de ce jugement ne sont pas toujours très transparents ni rigoureux. Notre société occidentale fondée sur la compétition et les rapports de domination valorise l’affrontement de points de vue plutôt que l’échange argumenté à partir de faits objectifs. On peut même en arriver à confondre objectivité et subjectivité, jusqu’à considérer que nos sensations et notre vision des choses sont la vérité que l’autre ne peut qu’admettre.

Il faut avoir à l’esprit que ce systématisme de l’approche de la réalité par le ressenti et les émotions est à la base des tensions et des conflits. Chacun estime détenir la “vérité” et ne comprend pas que son ou ses interlocuteurs ne l’admette/nt pas. Ce systématisme, qui s’appuie beaucoup sur la comparaison, est aussi à la base de difficultés à se sentir heureux dans la vie, comme le montrent les études sur l’usage des réseaux sociaux, réseaux sociaux qui sont souvent aujourd’hui des espaces de combats et de haine.

Si nous avons des visions différentes c’est parce que nous sommes des êtres humains, par définition subjectifs, et que notre perception de ce qui nous arrive et des personnes qui nous entourent, comme le disent Watzlawick et d’autres psychosociologues comme lui, dépend de nos sens, mais aussi de notre parcours de vie, de notre éducation, de notre physiologie, de notre caractère etc. Par conséquent, ce qui est évident pour l’un peut ne pas l’être pour l’autre.

Caractéristiques du jugement opposé à l’observation

Le jugement comporte un certain nombre de caractéristiques faciles à repérer qui permettent de l’identifier sans erreur. Il ne s’agit pas dans un premier temps de savoir si ce jugement est juste ou pertinent, positif ou négatif, mais seulement si c’est un jugement ou une observation factuelle.

1. Toute qualification est nécessairement une évaluation. Tous les adjectifs (mauvais, violent, désagréable, chaleureux, sensible…) et adverbes (normalement, habituellement…), ainsi que les petits mots qui nuancent (trop, peu…), qu’ils soient positifs ou négatifs, qui qualifient, introduisent des jugements, même involontaires. Exemple : “Il fait beau” est un jugement, une interprétation qui peut être discutée. “Le soleil brille” est un fait indiscutable. Autre exemple : “Il fait froid” est une évaluation de la réalité à partir des sensations de la personne qui s’exprime. “Il fait 16 degrés” est un simple observation. On remarquera donc que l’observation ne permet pas de savoir ce qu’en pense ou ressent la personne qui s’exprime.

2. Toute généralité est nécessairement une évaluation. Les généralisations (toujours, jamais, sans arrêt…), même si elles ont l’air très factuelles impliquent aussi des jugements : on ne peut affirmer à l’exhaustivité quand on généralise, on est dès lors dans l’approximation et l’évaluation relative, et donc dans l’abus. Indiquer précisément les circonstances permet aussi de vérifier qu’il ne s’agit pas d’une simple impression.. Exemple : “Cette collègue ment sans arrêt”. L’expression ”sans arrêt” affirme que la personne jugée ment chaque fois qu’elle ouvre la bouche, du soir au matin et du matin au soir, tous les jours de sa vie, alors même que tout ce que nous connaissons d’elle n’est peut-être qu’une collaboration au travail quelques heures par jour et depuis quelques années seulement. Nous ne savons rien d’elle le reste du temps et, ne pouvant lire dans ses pensées, nous ne pouvons nous assurer de ses intentions (mentir ou dire la vérité) de toute façon. Autre exemple : “Mon directeur s’adresse systématiquement à moi de façon agressive”. L’agressivité est en soi une notion relative, qui doit pouvoir se décrire avec des faits. ”Systématiquement” veut dire que mon directeur n’a pas d’autre manière de communiquer avec moi. C’est peut-être vrai, c’est peut-être faux, mais, formulé de cette manière, c’est une vision des choses qui peut être contestée par le directeur en question.

3. Si je ne peux pas visualiser concrètement ce qui est dit, si j’ai besoin de précision factuelles, il s’agit probablement d’un jugement. Exemple : “Il y a eu des actes de violence lors de cette manifestation”. Le terme de “violence” est relatif. Il ne décrit pas des actes mais les qualifie et dépend donc du niveau de tolérance à ces actes de la personne qui s’exprime. Autre exemple : “Ce professeur s’est mal comporté face à ses élèves”. Les comportements ne sont pas non plus décrits. L’appréciation est subjective et dépend là-aussi du niveau de tolérance de la personne qui s’exprime. Dans les deux exemples, les faits peuvent corroborer le jugement. Pour autant, ce ne sont pas les faits qui sont présentés mais leur évaluation.

Quand on prend l’habitude de ne se fier qu’à des jugements sans se préoccuper des faits qui en sont (ou pas) à l’origine, cela a au moins deux conséquences :

– on ouvre la porte à la contestation (affrontement de ressentis),

– on abandonne sa propre liberté de jugement, puisqu’on se contente de l’appréciation d’autrui sur une réalité non décrite.

De plus, plus on juge, plus on est jugé. Et l’inverse est vrai : moins on juge, moins on est jugé.

Transformer un jugement en observation pour pouvoir plus paisiblement entrer en dialogue

Exemple de jugement : “Je trouve cette collègue extrêmement susceptible ! Elle prend tout pour elle !”.

Devient en observation factuelle : “Aux deux dernières réunions de service, j’ai remarqué que cette collègue a haussé le ton et a déclaré que son travail était bien fait quand le directeur a dit que le service était de façon générale un peu lent dans le traitement des dossiers”.

2e exemple de jugement : “C’est vraiment insupportable ! La Poste est toujours fermée quand j’ai besoin de déposer un paquet !”.

Devient en observation factuelle : “Cela me met en colère de constater que les horaires de la Poste ne correspondent pas à mes disponibilités”.

3e exemple de jugement : “Tu n’as vraiment aucun savoir-vivre ! Tu arrives systématiquement en retard à tous nos rendez-vous !”.

Devient en observation factuelle : “Lors de nos trois derniers rendez-vous, tu avais à chaque fois un quart d’heure (une demi-heure, une heure) de retard . Cela m’est désagréable”.

Il ne s’agit pas de ne jamais juger

S’empêcher en permanence de porter des jugements est impossible car nous sommes programmés pour cela et la capacité à évaluer est bien utile dans de nombreuses circonstances. Elle contribue notamment à la survie dans les situations de danger. Il s’agit surtout de savoir distinguer l’un de l’autre et d’être conscient de juger quand on le fait. Il faut savoir aussi que les jugements génèrent plus facilement des conflits, surtout quand ils portent sur une personne et son comportement. Une observation (pure description de type caméra qui filme) permet de rencontrer l’autre dans sa vision des choses, de trouver un base de dialogue et d’entrer dans un rapport de bienveillance et de coopération plutôt que de domination et de compétition.

S’entrainer à utiliser l’observation plutôt que le jugement en particulier dans toutes les circonstances pouvant entrainer des tensions, décider notamment de cesser de juger les personnes (soi-même et les autres), sont des façons d’apporter de la paix dans sa vie et autour de soi. Ce n’est pas toujours une résolution facile à tenir, cela demande beaucoup de rigueur et d’attention portée à ce qu’on dit ou écrit quand on s’adresse à autrui. Cela permet aussi peu à peu de créer ce recul, ce temps de respiration nécessaire à la véritable liberté de choix. Cela en vaut donc la peine dans un monde qui constate chaque jour l’élévation du niveau de violence sociale et de souffrance des individus.